Les émotions – Entre forteresse et déluge

Aujourd’hui, je souhaite proposer une réflexion – personnelle et non exhaustive – sur les émotions, leur place, leurs fonctions, leurs limites… Une réflexion sur nos propres émotions et sur celles d’autrui.

Les émotions sont un message que nous envoie notre cerveau pour nous communiquer une ou plusieurs information(s). Il peut être utile d’entendre ce message, de le décoder, ce qui n’est pas toujours simple. Il nous faut parfois du temps pour saisir le sens de nos vécus.

Chaque émotion a sa spécificité.

La joie est une émotion souvent tournée vers l’extérieur, reliée à notre élan vital, un vécu que notre cerveau cherche sans cesse à reproduire. La joie est généralement connotée positivement dans nos sociétés occidentales, nous la nommons « positive ». Toutefois, comme toute émotion, elle a sa fonction et sa limite dans la manière dont elle s’exprime. Par exemple, une joie, extériorisée sans filtre lors d’un événement qui suscite du chagrin dans le groupe social, peut ne pas être ajustée sur l’instant.

La colère est également une émotion qui se tourne vers l’extérieur, qui vise à communiquer à notre interlocuteur que notre limite a été dépassée, que notre intégrité physique ou psychique n’a pas été respectée. Nous mesurons aisément les inconvénients de certaines expressions de colère quand celle-ci s’extériorise dans la violence par exemple. Toutefois, elle reste une émotion utile, dynamique, qui encourage à nous faire respecter, qui peut s’exprimer d’une manière fonctionnelle pour soi et pour l’autre.

La tristesse est une émotion davantage tournée vers l’intérieur de soi, qui encourage au deuil (d’un état, d’une attitude, d’une situation…) et nous invite au changement. Associé à la lassitude et au vécu d’impuissance, le chagrin peut nous informer d’un trop-plein, d’une surcharge et de la nécessité de prendre soin de soi pour recharger nos batteries. Une des limites du chagrin est lorsque celui-ci s’exprime par la victimisation, qui nous fait entrer dans des conflits ou des relations qui nous font du tort.

La peur est également tournée vers l’intérieur, elle nous invite à nous préparer face à un danger, concret ou psychique. Lorsqu’elle se généralise, la peur devient anxiété, angoisse et freine le déploiement de la Vie. Utilisée dans les situations pertinentes, elle favorise l’adaptation, la sécurité et la protection. Là encore, c’est la réponse à l’émotion qui présente des avantages et / ou des inconvénients, c’est le comportement qui en découle. La peur s’associe souvent à l’évitement, qui peut être utile parfois, qui s’autoalimente et enferme d’autres fois.

Et de la même manière, le dégoût nous informe de ce qui nous est malsain, toxique… la surprise de ce qui peut nous émerveiller, etc.

Ainsi, chaque émotion est un message, que l’on peut apprendre à décoder au gré de nos expériences et de la connaissance de soi et du monde. Chaque émotion a sa fonction et ses expressions. Nous avons pourtant tendance à scinder les émotions dites « positives » de celles dites « négatives », comme si certaines étaient ok et d’autres non, souhaitables ou non, etc. Cela s’associe au fait que certaines nous sont confortables quand d’autres nous sont douloureuses. Toutefois, ce clivage entre émotions positives et négatives nous conduit parfois à lutter contre les vécus dont nous ne voulons pas, nous cherchons à les faire disparaitre… Ce faisant, nous luttons également, sans nous en rendre compte, contre le message que contient l’émotion. Nous ne pouvons pas l’entendre, nous perdons ainsi en respect de soi, en ancrage, en bien-être. Lutter soulage à court terme, épuise à long terme. En effet, en luttant, nous nous déconnectons d’une partie de nous-même, ce qui peut ponctuellement être nécessaire… mais qui peut devenir source de souffrance si nous nous déconnectons en permanence. En effet, une émotion contre laquelle nous luttons tend à s’exprimer plus fort ensuite, et ainsi de suite, jusqu’à devenir angoisse, envahissement ou autre souffrance. L’autre attitude que nous pouvons cultiver face à nos vécus est la confrontation bienveillante, ce que j’expliquerai un peu plus loin.

Ainsi, tout vécu émotionnel est légitime, normal… Normal non pas au sens de la norme sociale. Normal par rapport à ce que nous sommes, à notre histoire, à notre fonctionnement, nos besoins, nos limites, notre unicité, notre subjectivité. Il est donc normal que nous n’éprouvions pas tous le même vécu dans une même situation… car nous sommes différents les uns des autres.

Il peut nous être plus difficile de considérer certaines émotions comme étant normales, la colère par exemple, parce que celle-ci s’exprime souvent de façon explosive ou passive, elle a tendance à « contaminer » davantage car elle est tournée sur l’extérieur. Il importe donc de différencier le vécu, toujours légitime, du comportement qui s’y associe, pas toujours légitime. Pour reprendre l’exemple de la colère, la ressentir est légitime, normal… l’attitude / le comportement associé peut l’être (par exemple, si nous nous affirmons pour énoncer notre limite) ou peut ne pas l’être (par exemple, si nous déployons un comportement violent). Toutes les émotions sont légitimes, c’est la manière dont elles s’expriment qui peut ne pas l’être (« mon émotion est bien normale, mais la manière dont j’y réagis ne (me) convient pas »). Le comportement associé au vécu nous convient plus ou moins, il est plus ou moins acceptable socialement, plus ou moins ajusté (à la relation et/ou à soi) et toujours source de conséquences.

Comment exprimer notre émotion, afin de que cela soit suffisamment juste pour soi et pour l’autre ? Pour ma part, j’ai testé pour vous les deux extrêmes 😊. Premier extrême : la répression émotionnelle, le fait de se contenir, de ne rien dire, de se taire, quand cela ne résulte pas d’un choix conscient (en effet, il est parfois pertinent pour soi de limiter le partage émotionnel), mais quand la répression résulte d’un étouffement du vécu à l’intérieur de soi. La répression d’une émotion nous prive d’entendre le message qui s’y associe, elle peut conduire à la déconnexion de soi, à la souffrance, par exemple par surcharge émotionnelle. Deuxième extrême : la décharge émotionnelle, le fait de déverser son émotion telle qu’elle est, sans l’avoir digérée, élaborée, réfléchie, transformée en message suffisamment clair pour l’autre. Le déversement émotionnel transmet implicitement à l’autre qu’il doit prendre en charge notre émotion, cela devient culpabilisant pour lui et nous prive de la prise de responsabilité par rapport à nos émotions, cela nous conduit à la dépendance vis-à-vis des autres ou du monde.

Entre répression et déversement émotionnels, entre rigidité et dépendance, entre forteresse qui emprisonne notre vécu et déluge qui le rend envahissant, pouvons-nous prendre la responsabilité de nos émotions, afin de mieux choisir notre positionnement entre ces deux extrêmes ? Y compris quand les émotions ont été déclenchées par l’extérieur ? C’est une question épineuse à mes yeux et un défi de tous les jours. Prendre la responsabilité de nos émotions ne signifie en aucune cas s’en culpabiliser ou en avoir honte, bien au contraire. Cela se traduit par une confrontation bienveillante à celles-ci.

Nous confronter à nos vécus est probablement la seule voie d’accès aux messages qu’ils contiennent et la seule voie d’accès à une expression émotionnelle ajustée. Se confronter signifie, à mes yeux, demander à notre Ego de rester tranquille, prendre un temps pour soi et pour ressentir ce vécu qui s’agite en soi, lui permettre d’être là, le nommer intérieurement, observer par quelles sensations et pensées il s’exprime… Il s’agit de rencontrer l’émotion, de la ressentir, l’apprivoiser, l’expérimenter, afin que petit à petit, nous puissions entendre le message, le besoin, la limite, le trésor qu’elle recèle. Se confronter, c’est passer du temps avec notre vécu pour le connaitre. Nous souffrons moins de ce que nous connaissons que de ce qui n’a pas de sens. La confrontation nous est évidemment bien plus difficile quand le vécu fait souffrir, c’est très certainement face à ces douleurs-là que la confrontation est la plus utile.

Toutefois, nous pouvons choisir le moment et le lieu où nous nous confrontons. Parfois nous ne sommes pas prêts à rencontrer une émotion, auquel cas nous pouvons différer cette confrontation à un moment où nous serons davantage disponibles… en veillant à limiter la procrastination, le mouvement perpétuel de remettre à plus tard ! 😉 Et évidemment, la confrontation est un travail courageux, difficile, énergivore, qu’il n’est pas possible d’adopter en permanence… et c’est ok !

Quand nous y parvenons, nous identifions souvent mieux le besoin ou la limite qui se cache derrière. Une fois ceci identifié, nous pouvons alors davantage choisir nos mots, nos actes, nos attitudes, notre positionnement entre forteresse et déluge, nous pouvons alors exprimer notre vécu d’une manière qui soit un peu plus juste pour soi, pour l’autre et pour la situation. C’est le début d’un cercle agréable d’autonomisation. Et je crois que ce travail de responsabilité vis-à-vis de nos émotions est un chemin de toute une Vie 😉 Il peut être utile de l’enseigner aux enfants d’aujourd’hui, pour favoriser l’autonomie des adultes de demain. Le meilleur moyen est de s’offrir à soi, adulte, ce travail de responsabilisation, d’autonomisation face à nos vécus.

La Vie est semée d’obstacles, elle nous conduit à éprouver tout un tas d’émotions… Quand nous apprenons à les Vivre comme légitimes, à nous y confronter en conscience, à décoder leurs messages, comme si nous étions des petits explorateurs avertis, conscients, nous augmentons notre autonomie affective, notre liberté et notre joie de Vive. Un peu chaque jour…

Enfin, les conséquences de notre expression émotionnelle peuvent plus ou moins encourager ou décourager l’empathie de ceux auprès de qui on s’exprime.

Pour finir ce texte, je souhaite faire un p’tit point sur l’empathie. Tout comme il y a une confusion entre émotion et comportement qui en découle, il y a des confusions autour de la notion d’empathie. Nous pouvons être empathique avec le vécu d’une personne, tout en refusant son comportement (« je comprends ta colère, ce n’est toutefois pas ok que tu casses cet objet », par exemple).

Quand l’empathie est comprise au sens « ressentir l’émotion de l’autre », nous la confondons avec la sympathie / adhésivité / identification à un vécu qui ne nous appartient pas. Si je ressens l’émotion de mon interlocuteur, alors je risque de ne pas pouvoir manifester une empathie réelle. Par exemple, si je ressens le chagrin de mon interlocuteur, il est probable que je pleure ou que je cherche à me défaire de ce chagrin, au risque de nier ou de désavouer l’expérience émotionnelle de l’autre (« ne sois pas triste », par exemple). A nouveau, lorsque nous avons tendance à ressentir les émotions des autres, nous pouvons prendre la responsabilité de ce trait de caractère et engager un travail thérapeutique qui puisse nous aider à différencier ce qui nous appartient / ce qui est à nous, de ce qui ne nous appartient pas / ce qui est à l’autre. Il est possible d’engager un chemin (parfois long) pour construire ce filtre.

De même, l’empathie se différencie de la pitié, qui tend à nous placer en sauveur de la situation, maintenant l’autre en place de victime. L’empathie implique ainsi une confiance dans les ressources et les capacités de notre interlocuteur.

De ce fait, comment se définit l’empathie ? L’empathie se définit comme la capacité à faire « comme si » nous étions à la place de l’autre. Ce « comme-ci » sous-entend que nous ne sommes pas réellement à la place de l’autre, nous ne ressentons pas son vécu tel qu’il est (bien que nous puissions nous sentir touchés), mais nous le comprenons, nous lui permettons d’être là, légitime.

Schématiquement, nous pouvons différencier trois étapes dans l’empathie (selon Serge Tisseron) :

  • L’empathie émotionnelle : je décode le vécu de l’autre

Ex : Je vois que tu te sens triste

  • L’empathie cognitive : je mets un sens, je comprends le vécu de l’autre

Ex : Je vois que tu te sens triste et je comprends que c’est lié au conflit que tu viens de vivre

  • L’empathie mature : je transmets à l’autre que son vécu est légitime

Ex : Ton chagrin est bien normal étant donné le conflit que tu viens de vivre.

L’empathie peut s’adresser à toutes les émotions (pas uniquement le chagrin et y compris la joie, la réussite, etc.)… et comme toute chose, elle reste une attitude, un outil, que nous pouvons (choisir d’) utiliser… ou pas… en fonction de notre énergie / humeur / possibilité du jour et en fonction des situations. Il est probablement des situations où il peut être pertinent de manquer d’empathie. De plus, nous pouvons cultiver l’empathie… et cultiver la conscience qu’en tant qu’individu Humain, nous ne pouvons pas être empathique en permanence… nous nous trompons parfois, nous faisons autrement d’autres fois et tutti quanti. C’est ce qui permet la richesse des rencontres, des relations, de la Vie.

Je souhaite à tous une belle fin d’année, qui sera très certainement riche d’expériences émotionnelles variées… une occasion de s’entraîner à les expérimenter, à les accueillir, à les apprivoiser… parfois, quand cela s’y prête, quand nous en avons l’envie et la disponibilité 😊