La rumination – cette boucle mentale qui s’autoalimente sans cesse, nous abreuvant de vécus inconfortables – nous donne souvent l’envie de mettre notre cerveau en pause. Elle nous donne envie de nous noyer dans des conduites qui peuvent nous faire du tort ou dans le travail, le sport, l’évitement, l’agitation et tutti quanti. Souvent, nous cherchons à la fuir…
Lorsque nous ruminons, nous tentons aussi de faire disparaitre cette pensée ou ce scénario qui tourne en boucle, de faire disparaitre la réalité de ce que nous avons vécu… Et plus nous cherchons à la faire disparaitre, à la taire, plus cette rumination revient en force, de même que l’anxiété qui s’y lie… Et plus nous tentons de la faire disparaitre à nouveau. Un cercle vicieux duquel nous peinons généralement à sortir. Certains outils nous aident. La pleine conscience, par exemple.
Si beaucoup de ruminations nuisent à notre moral et engendrent de la souffrance, pouvons-nous leur reconnaitre une fonction ?
J’ai la conviction que tout ce que notre cerveau produit a une fonction, même si celle-ci ne nous apparait pas d’emblée, nous est masquée. Et puis, souvent, notre cerveau se trompe et produit une chose dans une situation qui ne s’y prêterait pas tout à fait. Prenons l’exemple des émotions douloureuses, parfois dites « négatives » dans nos sociétés modernes. Chacune a sa fonction… La colère nous permet d’agir, le chagrin de tourner une page, le sentiment de culpabilité de nous responsabiliser, le vécu de honte de nous remettre en question, etc. Nous souffrons quand nous refusons notre vécu ou que celui-ci s’autoalimente sans fin ou qu’il se décale de la situation présente. De ce fait, la rumination aurait-elle, elle aussi, une fonction ? Dans certaines situations tout au moins ?
En réfléchissant à la question – et aussi parce que j’ai côtoyé au cours de ma vie moultes ruminations – j’ai pris conscience que la rumination permettait de se confronter à une situation que nous n’acceptons pas de premier abord. Elle permet d’y apporter comme une forme de prévisibilité par la répétition, ce qui peut induire une diminution de l’émotion associée et une intégration de l’expérience… Pour peu que nous acceptions de nous confronter à la rumination, de l’accueillir (« ok, je rumine, voyons peut-être s’il y a un fait de réalité que je n’accueille pas encore »), plutôt que de lutter contre. Les émotions sont moins vives quand nous sommes habitués à une situation que lorsque nous la subissons de plein fouet.
La rumination pourrait-elle ainsi avoir, dans certains cas, cette fonction d’habituation ? En nous renvoyant inlassablement au fait de réalité auquel nous sommes confrontés afin de nous le rendre prévisible et d’en réduire la charge émotionnelle ?
La rumination, c’est notre mental qui cherche une réponse, qui se met en mode « résolution de problème », pour effacer le problème, le fait, la situation (extérieure ou intérieure) qui ne nous convient pas. La rumination, c’est aussi notre mental qui se confronte à une dissonance entre deux faits ou entre un fait et une pensée, cherchant inlassablement – et souvent sans succès – à réduire cet écart. En accueillant et en se laissant traverser par la rumination de façon choisie, nous pouvons alors accueillir la dissonance ou le problème qui est le nôtre, sans forcément chercher à le résoudre (en tous les cas, pas tout de suite)… La rumination devient alors une opportunité pour accueillir la situation que nous vivons telle qu’elle est, exactement telle qu’elle est et même si elle ne nous convient pas. Il me semble que c’est une étape indispensable avant de pouvoir choisir un acte libre, conscient, nous permettant d’agir – ou pas – sur la situation qui nous dérange.
L’accueil de la rumination deviendrait alors une étape dans le chemin de deuil de nos idéaux et de nos attentes. Elle deviendrait un acte d’accueil du réel (un réel intérieur ou extérieur à soi)… Si difficile que soit la rumination, l’émotion ou le réel auquel nous sommes confrontés… Et tant que nous ne sommes pas submergés par la difficulté (auquel cas, se confronter à la rumination n’est probablement pas le premier outil à mettre en place).
Entre rumination subie qui se renforce et renforce l’anxiété, rumination qui se contemple avec l’aide de la pleine conscience, rumination choisie qui permettrait par la répétition l’intégration de l’expérience vécue, il y a un vrai travail d’équilibriste, un travail de découverte intérieure, un travail de découverte de soi… En écoutant nos petites ruminations quotidiennes et en permettant à ce qui est ruminé d’être là, nous disposons d’outils supplémentaires pour apprendre à lâcher prise, un tout petit peu plus chaque jour… Et nous augmentons alors la possibilité de cultiver notre liberté intérieure, source de joie.